Nom de Dieu, quel voyage! Le llaüt glissait comme un diable et le fleuve rugissait. Nous avons franchi des étroits encaissés avec de forts rapides encombrés de rochers qui auraient fait frémir un mort ! Mes cheveux se hérissaient, mais ce vieillard de malheur restait imperturbable et retenait la barre du gouvernail entre ses jambes. À chaque coup de rame, j’entendais, derrière moi, la respiration haletante de Segarra, qui se trouvait près de la cabine, et les coups de patte de Maillette sur le charbon. De mon banc, je voyais le visage du Christ et sa bouche ouverte par où semblait s’échapper le râle de l’agonie. Les rames ployaient et étaient sur le point de se casser, les vagues se brisaient contre les bordages. À la vue d’un chaos rocheux, près de Faió, le patron s’est crispé. Le courant, très fort, nous poussait tout droit vers les rochers.
─ Manel, lâche tout! ─a crié le vieil homme─ Et vous deux, mettez les bouchées doubles!
Je me suis arrêté, tandis que Moles et Segarra, de l’autre côté, s’éreintaient à la tâche. Grâce à cette manœuvre, le llaüt a pu se mettre en travers du courant pour éviter le chaos rocheux. Par intermittence, les roches disparaissaient sous les vagues aux crêtes frangées d’écume. Nous étions déjà très près des rochers lorsque j’ai entendu le craquement: le tolet de Segarra avait été réduit en miettes. Le rameur a été projeté en arrière contre le toit de la cabine. Avec une rame en moins, la proue s’est brusquement dirigée sur le rocher. Mon sang s’est glacé.
Moles a hurlé: «On va se tuer! »
La crue en Anthologie de contes. Trad. al francès d’Émilienne Rotureau. Canet, Éditions Trabucaire, 2010.
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